L'altruisme est-il une forme d'égoïsme ?

Introduction

La question interroge la nature réelle de l'altruisme : s'agit-il d'un comportement pur, sincère, spontané, simple, univoque ? L'altruisme est-il un dévouement véritable pour l'autre, sans arrière-pensée, sans calcul ?
Ou au contraire, l'altruisme est-il une sorte de ruse involontaire, un comportement complexe, recouvrant des intentions qui entreraient en contradiction avec l'intention affichée ? L'altruisme serait alors une apparence, une façade, un masque qui cacherait, bien involontairement, la réalité inexorablement égoïste de la nature humaine.
Ainsi formulée, la question ne me paraît pas susceptible d'une réponse directe. Répondre à cette question supposerait que l'on puisse clarifier les motivations profondes qui animent un individu. On peut exclure la supercherie ou le mensonge de celui qui minerait consciemment l'altruisme pour obtenir un avantage indu. Mais même en étant sincère à ses propres yeux, il apparaît difficile d'établir même pour soi-même le caractère ultimement intéressé ou désintéressé de tel ou tel de nos comportements.
Je souhaiterais poser une question antécédente à celle qui a été débattue : Qu'est-ce que l'altruisme ? Quelle relation entretient-il avec son contraire, l'égoïsme ? Est-ce à partir de ce couple de terme qu'il convient de poser la question sous-jacente au débat : la question de la détermination du bien moral ?

Les définitions de la notion sont sur de point ambiguës :
Les termes "impulsions" et "disposition" doivent retenir notre attention. Ces termes désignent des caractéristiques individuelles, des états de fait psychologiques, des habitudes innées ou acquises.
L'altruisme ne serait pas d'une nature de différente, dans ce cas, de l'égoïsme. Il s'agirait de deux caractéristiques psychologiques, soit exclusives l'une de l'autre, soit combinées entre elles, mais qui ne témoigneraient l'une et l'autre d'aucun mérite moral particulier.
La troisième définition tient pourtant l'altruisme pour une définition du bien, donc pour une norme, un but à poursuivre.
Mais n'y a-t-il pas ici confusion entre un fait et une norme ?
La question du rapport entre altruisme et égoïsme renvoie donc à celle de la définition du bien moral.
Un type de comportement dit "altruiste" peut-il suffire à définir le bien moral ? Ou faut-il rechercher une définition du bien à partir d'une norme, c'est-à-dire d'une loi indépendante dans son origine des dispositions individuelles ?

A - Les présupposés de l'altruisme.

1 - Le terme "altruisme" apparaît sous la plume d'Auguste Comte, dans le Catéchisme positiviste, en 1852. Il s'inscrit dans le projet d'une religion sociale sans Dieu.
Il s'agit de fonder le sentiment d'appartenance à la société sur un précepte s'opposant à l'égoïsme : "Vivre pour autrui."
Ce sentiment doit être cultivé par l'éducation.
Mais il repose sur un fondement biologique, si l'on en croit Littré, disciple de Comte. L'altruisme provient "de la nécessité d'aimer imposée fondamentalement par l'union des sexes pour que l'humanité subsiste comme espèce".

Texte du site Mémo histoire, "L'altruisme".

2 - L'altruisme suppose une conception "organique" de la société. Chaque membre de la société doit prendre conscience du lien vital qui l'unit à ses contemporains et à ses prédécesseurs. Les hommes sont interdépendants, comme le sont les organes d'un être vivant. Ni les uns ni les autres ne peuvent subsister seuls.
L'altruisme est donc la simple manifestation psychologique de ce qui nous relie nécessairement aux autres, que nous me voulions ou non.
Le Positivisme de Comte fait reposer la définition du bien moral sur la science, et précisément sur la biologie.
Nous n'avons pas à "être altruiste", mais plutôt à laisser l'altruisme naturel se développer en nous.

3 - Altruisme et égoïsme forment donc un couple de contraires indissociables.
Il s'agit de dispositions spontanées, de traits de comportement que l'on peut objectivement repérer.
La détermination du bien moral à partir de ce couple de termes peut être cependant être discutée.
Une telle définition du bien suppose que les hommes ne seraient finalement pas tous appelés à agir selon le bien, puisque tous n'auraient pas les mêmes dispositions à l'altruisme.

B- Une morale du respect, plutôt qu'une morale du sentiment.

1 - La conception de Comte met en question une notion chère aux penseurs des Lumières, celle de l'autonomie.
Etymologiquement, l'autonomie consiste à l'aptitude de tout homme de se donner sa propre loi (nomos, en grec).
L'homme n'agit pas seulement selon des lois physiques, biologique ou psychologiques. Il agit par la représentation de lois, par la détermination de son action en vertu d'une règle qu'il se donne.

2 - La loi n'est pas la constatation d'un fait, elle pose une norme, un devoir-être, une valeur à mettre en œuvre.
Au précepte comtien "Vivre pour autrui", on peut opposer la formulation que Kant donne de la "loi morale" :
"Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d'une législation universelle".
Critique de la faculté de juger.

Ce qui fonde la morale, ce n'est pas l'universalité supposée de l'objet de mon amour, "autrui", "l'humanité". Cette universalité est en fait une généralité vague. L'amour préconisé est difficile à mettre en œuvre, dans la mesure où je n'ai affaire qu'à des individus toujours particuliers.
Ce qui fonde la morale, c'est une loi universelle, une loi qui s'impose rationnellement à ma raison, et qui me commande catégoriquement.
Cette loi détermine à la fois l'intention bonne, l'action par devoir, mais également l'action au moins "conforme au devoir" que l'on peut attendre de tout citoyen, dans le cadre du droit.
Cette loi morale commande à tous les "êtres raisonnables" sans exceptions, car tous sont aptes à se donner cette loi pour maxime de leur action.
La morale ne relève donc en rien de telle ou telle disposition psychologique, elle ne suit pas les variations du cœur, car elle est déterminée non pas par le comportement objectivement constaté, mais par la norme universelle qui doit commander l'intention.

Texte des Fondements de la métaphysique des mœurs, Première section "Etre bienfaisant...".

3- Kant n'exclut pourtant pas l'existence d'un "amour" accompagnant la conduite vertueuse.
Mais cet amour n'est pas la cause de la vertu morale, mais sa conséquence.
Ce n'est pas l'altruisme qui me porte à agir de façon désintéressée en faveur des autres, c'est au contraire parce que je suis la loi morale que va apparaître en moi un sentiment envers les autres.
Nous avons un devoir de "bienveillance" et de "bienfaisance" envers les autres, devoir auquel nous pouvons nous déterminer quel que soit nos sentiments .
Mais l'amour ne se commande pas, il ne peut donc y avoir un "devoir d'aimer".

Texte de la Doctrine de la vertu, p. 73, 74.

Conclusion

L'altruisme est un comportement objectif, un fait psychologique qui se distingue de l'égoïsme comme son opposé, son symétrique. Altruisme et égoïsme relèvent d'une approche objective de l'homme, le réduisant à son comportement, lequel serait prévisible et calculable.
Le respect de la loi morale, qui commande le respect de tout homme, (ne jamais tenir autrui pour un moyen mais toujours pour une fin en soi, écrit Kant), fournit une définition plus universelle et plus précise du devoir moral, mettant en valeur l'autonomie de la personne.

On pourrait prolonger la réflexion en se demandant si la "sagesse" n'est pas plus essentielle pour l'homme que la vertu morale. La sagesse stoïcienne, telle que la formule Epictète dans son Manuel invite à distinguer "ce qui dépend de nous" et "ce qui n'en dépend pas". Le sage doit s'efforcer de limiter ses désirs à ce qui dépend de lui , à savoir la rectitude de ses pensées. Il vise l' "ataraxie", l'indifférence, l'absence de troubles, la quiétude, et ne cherche ni à "vivre pour autrui", ni à accomplir un devoir moral prenant la forme d'une loi morale universelle. Il n'est est pas pour autant égoïste, car "il n'aura pas d'ennemi", tenant ceux qui lui cherche querelle pour des ignorants , et non pour des coupables.
L'indifférence envers autrui est elle aussi une vertu, au sens où elle témoigne de notre puissance sur nous-mêmes, sur nos passions, sur nos attachements, et nous rend disponible pour recevoir l'autre en ami.

Texte d'Epictète Manuel chap. 1, 2 ,3.

Exposé d'Olivier Maret, présenté le 22 janvier 2008.