L’altruisme est-il une forme d’égoïsme ?

La réponse est NON !, par Christophe GOUMAZ

Je suis venu au café philo alors que je n’y viens pas souvent car cette question m’a énervé ! Cette question me rappelle trop le système décrit par Orwell en 1984, dans lequel l’objectif du régime totalitaire est de faire en sorte que les mots n’aient qu’un sens unique, et de confondre les contraires, de manière à paralyser la pensée.
Sur cette question, j’ai voulu entendre ce que les gens pensaient, et dire ce qu’elle m’inspirait. Je propose ce texte d’approfondissement en guise de point de vue. Mes thèses sont assez simples.

1 - A cette question, il faut répondre négativement : c’est une évidence que l’altruisme n’est pas une forme d’égoïsme.

2 - Si cette question  est posée, et si elle reçoit une réponse molle genre « pas vraiment mais quand même », c’est parce que nous sommes victimes d’une pensée dominante qui fait tout pour que nous n’ayons pas nos repères sur cette question.

3 - Nous pouvons traiter cette question de l’altruisme à partir de la question du don, et suivre les ethnologues qui pensent que le don (c’est-à-dire, en gros,  l’attitude d’ouverture à l’autre, de manière désintéressée) est une dimension essentielle de toute société. En changeant de paradigme, c’est-à-dire en voyant les choses du point de vue de la structure, de la relation, et non de l’individu, nous pouvons, pensons-nous, casser le brouillage qui s’opère sur cette question.

 

A - Il n’y a pas besoin de réfléchir : la réponse est « NON »

Ce n’est qu’au prix d’un vol du sens des mots, que l’on peut faire se rapprocher ces deux mots qui s’opposent :
Ainsi l’égoïsme, à  savoir « l’attitude de celui qui ne pense et n’agit qui suivant la loi de son propre intérêt » (le Morfaux, d’où est tirée cette définition, précise que cette attitude est le plus souvent calculée et réfléchie) ne peut être identifié à l’altruisme : attitude de dévouement pour les autres, puisque par définition le dévouement aux autres ne va pas dans le sens de son seul intérêt.

Se dévouer aux autres, ce n’est pas rechercher son seul intérêt : Mère Thérésa ne recherche pas son seul intérêt, ni Coluche, ni le soldat engagé volontairement à la guerre pour défendre sa patrie, ni le combattant de la liberté qui meurt sous les balles des dictateurs, ni les parents qui donnent la vie, ni l’enfant qui partage spontanément son gâteau…

On peut le dire autrement : on ne peut pas mettre sur le même plan des gens qui passent tout leur temps à s’occuper d’eux-mêmes, de leur beauté, de leur voiture, de leur petite propriété, qui passent leurs après-midis de temps libre à consommer dans les boutiques des produits qui les feront briller, eux, devant les autres, et ceux qui prennent sur eux, sur le peu de temps qu’ils ont, sur le peu d’argent qu’ils ont, pour être solidaires avec ceux qui ont peu, qui se battent pour que des valeurs collectives, qui dans les associations caritatives, humanitaires, donnent du temps de l’énergie… On ne peut pas mettre sur le même temps ceux qui ont fait le choix de s’enrichir, de grimper dans l’échelle sociale, quitte à adopter la loi du plus fort, le manque de scrupule, l’absence de sens moral, la seule règle étant la réussite individuelle, et ceux qui se sacrifient, à différents niveaux, plutôt que d’accepter des compromissions. « On ne nous fera pas prendre les victimes pour des bourreaux » disait Primo Lévi au sujet des camps de concentration ; on ne me fera pas prendre les altruistes pour des égoïstes, ni l’inverse, puisque dans un cas la morale n’intègre pas les autres (en ce sens est-elle encore une morale ?), alors que dans l’autre : oui. Dans un cas l’homme est son propre horizon, alors que dans l’autre, la présence des autres m’impose un comportement…

A la question, je réponds par les faits, comme Diogène, qui prouvait le mouvement en marchant.

 

B -  Interroger cette question

On pourrait donc s’arrêter là, mais on peut aussi formuler cette interrogation : comment se fait-il que cette question, si elle ne tient pas la route, resurgisse systématiquement et même que, dans le monde contemporain, la réponse soit souvent positive :
Oui, l’altruisme est une forme d’égoïsme, oui les gens qui sont altruistes ont des raisons personnelles de l’être, et cela sert leur personne…
Ecoutons donc, malgré tout, ce soupçon… par la voix de Nietzsche :

« Autour du prochain, vous vous pressez ; et pour ce faire avez de belles paroles. Mais je vous dis : votre amour du prochain est votre mauvais amour de vous-mêmes.
Vers le prochain vous vous fuyez vous-mêmes et de cela voudriez faire une vertu ; mais moi, je perce à jour votre « désintéressement ». (…) Ce n’est pas le prochain que je vous enseigne, mais l’ami (…) Mes frères, ce n’est l’amour du prochain que je vous conseille ; je vous conseille l’amour du lointain. » De l’amour du prochain, Ainsi parlait Zarathoustra (cf. texte 1)

D’après Nietzsche, dans l’amour de l’autre, on a donc un intérêt, un « intéressement » ; on aime les autres car cela nous apporte quelque chose ; cela nous apporte une solution à notre problème de vie, on est donc bien dans une perspective égoïste. Or, en plus, dit Nietzsche, c’est une mauvaise solution, on ferait mieux d’être directement égoïste, de s’aimer soi-même, et c’est tout ; c’est parce qu’on est incapable de s’aimer soi-même qu’on prétend être altruiste, mais en réalité on est égoïste.

Le texte de Nietzsche est clair : les morales qui font l’éloge de l’individu, du culte de la personnalité, du mérite, du surhomme sont gênées par l’altruisme et veulent le réduire à de l’égoïsme. Ainsi toute morale utilitariste qui place l’utilité à la base des relations sociales, est embêtée par l’altruisme.
Transposé dans la problématique politique, nous pouvons lire ce texte de Smith :

« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme » A. Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776) (texte 2).

Que dit l’auteur ici : il ne dit pas que l’altruisme n’existe pas, il dit qu’il ne sert pas à grand chose, il dit que le moteur de la société est l’intérêt, l’égoïsme, et que finalement le bien collectif est la conséquence de l’égoïsme : l’individu ne doit pas chercher en lui les motivations de faire le bien : le bien viendra tout seul : la somme des intérêts individuels fait l’intérêt collectif. L’altruisme est éliminé comme cadre et support da la société, il est renvoyé à une frange marginale de la charité…

Dans une société qui depuis 200 ans au moins, explique que l’intérêt est la base de tout, que l’enrichissement individuel va permettre le bonheur de tous, que la richesse collective dépend du mérite de chacun, que l’individu est la base de tout,  est-il étonnant que l’on trouve cette idée selon laquelle  l’altruisme ne peut-être que de l’intérêt et de l’égoïsme déguisé ? Si le bien commun est le résultat de l’intérêt égoïste, alors l’altruisme est lui-même une forme de l’intérêt égoïste.

La société libérale tend par définition à créer de nouveau marchés : peu à peu, elle happe tous les domaines qui jusque là échappaient à la loi économique de la réussite, de la concurrence et du profit ; en marchandisant l’ensemble du monde, elle marchandise aussi les esprits qui pensent , comme le monde qui les entoure, investissement, rentabilité… ; dans ce monde là, qu’est devenu l’humanitaire, basé au départ sur l’altruisme : une machine économique puissante, rivale d’autres sur les parts de marché, un monde sous l’œil des médias, où l’on fait carrière… et effectivement on peut voir arriver le doute : tout cela n’est-il pas un peu intéressé, égoïste ? Mais c’est le système  économique actuel qui fabrique tout cela, qui n’a rien à voir avec le sentiment humanitaire, et les médecins qui au début, sur leur propres économies, partaient en mission sur une base bénévole, dans la solitude et le danger : il était plus difficile alors de laisser entendre qu’ils donnaient libres cours à leur intérêt égoïste. D’une manière générale aujourd’hui encore on peut distinguer quelqu’un qui s’engage en cherchant à soulager une misère inacceptable et celui qui par intérêt, accumule les consultations, de manière à se mirer dans les miroirs que lui offre la consommation.

Ma thèse est que le fait même de poser la question : l’altruisme est-il une forme d’égoïsme ? montre le triomphe de la pensée libérale sur nos esprits.
Celle-ci laisse entendre que puisque le bien commun est fabriqué par l’égoïsme, l’altruisme est lui-même une expression de l’égoïsme.

Pour contrer cette thèse, autrement que nous ne l’avons déjà fait, nous pouvons prendre l’exemple du don du sang.

 

C - L’exemple du don du sang - la remise en cause de la pensée libérale

Dans le don du sang, en France, on a bien affaire à un don ; le principe en est la gratuité, c’est donc un acte de générosité, de solidarité ; le principe est que l’on n’attend rien en retour. On ne connaît pas celui qui va profiter du geste et on s’en moque.

On peut imaginer un autre système : le donneur de sang est payé (ce n’est donc plus vraiment un donneur mais quelqu’un qui vend un service), l’entreprise qui récolte le sang, le vend ensuite à un client, après avoir dégagé un bénéfice. Dans ce cas là, on a un échange marchand traditionnel, intéressé, entre vendeur et acheteur.

Qu’a-t-on perdu en route ? Les valeurs d’égalité devant le soin, de solidarité, de générosité.
Cela montre que la logique de l’intérêt (il faut que le donneur ait un intérêt à donner) peut détruire des systèmes en apparence basés sur le don gratuit, mais qui, dans les faits font exister du lien entre les hommes.

Dans un cas l’intérêt égoïste est la règle ; dans l’autre l’altruisme existe, cela pose le problème du don ; dire que l’altruisme n’existe pas, c’est dire que le don n’existe pas.

L’exemple du don du sang, montre que le don fait exister un système d’échange d’une manière qui n’a rien à voir avec la logique des intérêts conjugués ; que l’on privatise le don du sang, et on aura une logique du profit qui à terme augmentera les risques à l’intérieur même du système de transfusion (diminution des coûts liés à la sécurité), un danger pour les donneurs (qui seront les plus pauvres et qui auront tendance à donner le plus possible)… un soin réservé à ceux qui peuvent se le payer.
Les valeurs collectives existent mieux quand on sort de la logique de l’intérêt que quand celle-ci commande.

Ainsi contre ceux qui affirment que le don véritable n’existe pas, qu’il est toujours intéressé, nous pouvons distinguer 3 types de don, mais il faut d’abord poser que si dans le don, on n’attend rien directement en retour, (il n’est pas un échange strict), il n’en reste pas moins qu’il s’inscrit dans un système d’échange : on ne donnerait pas (son sang par exemple) si on ne se considérait comme faisant partie d’un système d’échange.

Alors on peut distinguer 3 types de dons pour ce qui est du rapport à soi :

Or aucune des deux dernières formes n’est réductible à la première.

 

Le problème porte surtout pour nous sur la réduction que les utilitaristes veulent faire subir au deuxième pour le rabattre sur le premier. Par exemple, si altruiste, j’aide des enfants en difficultés, au lieu d’aller au cinéma, de faire du sport, de me mettre en situation de loisir/plaisir, ils vont m’expliquer que je le fais dans mon intérêt ; ils vont jouer sur le fait que je choisis de faire cela parce que j’ai des convictions et que donc cela sert mon identité; mais moi, je sais que ce que je fais au nom de mes valeurs morales,  par conviction, pour rendre le monde habitable, ne peut être confondu quand je m’occupe de mon petit intérêt égoïste ; et je sais que ce n’est pas mon intérêt de passer des heures à m’occuper de ces enfants. Je serais mieux dans mon lit à regarder un bon film par exemple…

Dans l’altruisme (contrairement au don pour les proches (enfants, amis…), le don se perd dans l’indéterminé. Il se peut que par ricochet, j’en tire bénéfice ; mais « le fait que le don rapporte n’explique pas le comportement altruiste au sens où il n’en est pas la cause. Il ne prouve pas que le don a été fait dans ce but », Godbout, Le don la dette l’identité p167
Le fait que j’agisse en fonction de valeur morale, ne peut être assimilé au fait que j’agisse en fonction de mon intérêt.

D - Une hypothèse : arrêter de penser le problème du point de vue de l’individu : mettre en évidence l’existence du don, et du « nous » dans une société

L’éclairage anthropologique

On pourrait penser que chez les peuples « premiers » (au sens où ils étaient les premiers habitants d’un territoire), le don n’existe pas étant donné qu’ils sont soumis, bien plus que nous, à la question de la survie. Or c’est le contraire que les ethnologues observent : chez eux, le groupe prend le dessus sur l’individu ce qui empêche l’individu d’obéir à ses seuls intérêts. Pierre Clastres, dans la société contre l’Etat (Minuit ; 1974), le montre à travers la tabou du gibier chez les indiens aché (ou guayaki – peuplade amérindienne):
« Les animaux que l’on a tués, on ne doit pas les manger soi-même ». Ce tabou sur le gibier est l’acte fondateur de l’échange, et finalement fondement de la société elle-même. L’échange de gibier « transforme, par son caractère contraignant, chaque chasseur individuel en relation » (p99, texte 3). Il empêche l’enrichissement personnel du bon chasseur et donc les inégalités ; il garantit à tous les membres de la société le droit de manger. Cette obligation du don nous rappelle que l’individu n’existe que parce qu’avant lui une société existe. Ainsi l’enfant n’apprend à parler que parce qu’avant lui une langue existe et des gens qui se parlent et lui parlent. Cette importance des structures qui permettent à l’individu d’exister est soulignée par tous les sociologues, qui aiment décentrer le sujet de lui-même :

«Quand je m’acquitte de ma tâche, de frère, d’époux ou de citoyen, quand j’exécute les engagements que j’ai contractés, je remplis des devoirs qui sont définis, en dehors de moi et de mes actes, dans le droit et dans les mœurs (…)
Le système de signes dont je me sers pour exprimer ma pensée, le système de monnaies que j’emploie pour payer mes dettes, les instruments de crédit que j’utilise dans mes transactions commerciales, les pratiques suivies dans ma profession, etc., fonctionnent indépendamment des usages que j’en fais (…) » Durkheim, les règles de la méthode sociologique 1895 (texte4)

Suit une analyse qui montre que le caractère contraignant ou non, volontaire ou non de l’assentiment individuel aux règles ne change pas grand chose au fait que je suis soumis en tant qu’individu à un système d’échanges qui me dépasse. Pour le dire autrement, que mon don à l’autre, aux autres soit contraint, ou qu’il soit volontaire, on peut parler de don, au sens où je donne sans garantie de retour car la vie sociale exige le don. De nombreuses études dans tous les domaines montrent aujourd’hui l’incapacité de réduire l’individu à sa figure égoïste et intéressée : la société n’y survivrait pas.

Ce travail est particulièrement développé dans deux ouvrages de Godbout, disciple de Mauss et de Caillé: l’esprit du don, la découverte 1995, et Le don, la dette et l’identité, La découverte. Godbout qualifie de don « toute prestation de bien ou de service effectuée, sans garantie de retour, en vue de créer, nourrir, ou recréer du lien social entre les personnes » et défend la thèse suivante : « nous nous proposons de voir comment le don, ainsi caractérisé comme mode de circulation des biens au service du lien social, constitue un élément essentiel à toute société ». (cf. texte 5) Pour une analyse plus complète de toutes ces questions nous renvoyons à ces deux ouvrages.

 

Conclusion

Notre idée est assez simple : si on arrive à montrer que la somme des intérêts égoïstes ne fait pas l’intérêt collectif, qu’une société ne fonctionne pas seulement par la richesse économique, alors on cassera également l’idée que l’altruisme n’est qu’une forme d’égoïsme. Or tout le monde sait bien que l’intérêt commun ne se résume pas à la somme des intérêts égoïstes, et ceux qui ne voulaient pas le croire sont obligés de le reconnaître avec la question du développement durable, qui nous demande de prendre en compte les générations futures (contre nos intérêts immédiats).
A l’heure où on envoie les hommes sur la lune, où on maîtrise l’infiniment petit, le transfert d’informations gigantesques et où la communication traverse l’espace, des milliers d’hommes survivent, mal nourris, malades,  les enfants laissent leur peau dans les conflits armés de toutes sortes etc. Tout cela a une cause : non pas la « nature de l’homme », mais l’égoïsme : cet égoïsme que nous refusons d’endiguer en nous et autour de nous parce que nos cerveaux sont brouillés, parce que l’on nous fait croire, entre autres, que l’égoïsme est la même chose que l’altruisme. Nous avons indiqué à grand trait quelques raisons de cette réduction mais il faudrait peut-être simplement regarder, concrètement, qui sont les bénéficiaires dans cette affaire… 

Je crois que le mauvais amour de nous-mêmes dont parle Nietzsche, c’est bien plutôt celui de l’homme égoïste qui n’en finit jamais, tel Narcisse, d’essayer sans cesse de s’aimer lui-même dans les différents miroirs, les différentes piscines qu’il se construit au mépris du monde commun. Et sans doute finira-t-il par y tomber, pour notre plus grande joie, mais le problème est qu’il emportera avec lui des milliers, des dizaines de milliers, des centaines de milliers d’humains pauvres, fragilisés, déplacés, humiliés…
Le mauvais amour de lui-même, c’est aussi celui de l’homme au comportement altruiste (plutôt que de l’homme altruiste car personne n’est vraiment « altruiste », mais certains ont bien des comportements et des attitudes plus altruistes que les autres) qui s’est laissé brouiller le cerveau par la pensée dominante et qui dit que finalement tout le monde est égoïste et altruiste, qu’il y a aussi un intérêt à être altruiste… Il ne s’aime pas assez pour assumer qu’il vaut mieux des gens comme lui, que des gens qui ne pensent qu’à leur petit horizon de propriétaires, mais qui ne s’appartiennent pas eux-mêmes.
Il y aurait bien des choses à dire encore sur cette double réduction de la société à l’individu et de l’individu à l’intérêt opéré par la société actuelle, sur la manière dont les penseurs libéraux et les forces dominantes des médias, de la publicité… a réussi cette réduction (à titre d’ouverture, voir le texte 6 de Sartre, cité par Godbout).
Mais pour l’instant contentons-nous de dire : l’égoïsme c’est le mal, et ce n’est pas la même chose que l’altruisme, même si un MAUVAIS altruisme peut aussi faire le mal (ce serait une autre question).

C’est avec plaisir que j’accueillerai les contradictions (argumentées et polies !) que l’on pourrait adresser à cet article : christophe.goumaz@free.fr

 

 

Texte 1 : NIETZSCHE

« Autour du prochain, vous vous pressez ; et pour ce faire avez de belles paroles. Mais je vous dis : votre amour du prochain est votre mauvais amour de vous-mêmes.
Vers le prochain vous vous fuyez vous-mêmes et de cela voudriez faire une vertu ; mais moi, je perce à jour votre « désintéressement ». (…) Ce n’est pas le prochain que je vous enseigne, mais l’ami (…) Mes frères, ce n’est l’amour du prochain que je vous conseille ; je vous conseille l’amour du lointain. » De l’amour du prochain, Ainsi parlait Zarathoustra

 

Texte 2 : SMITH

« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme » A. Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).

 

Texte 3 : CLASTRES

« Il y a pour le chasseur aché un tabou alimentaire qui lui interdit formellement de consommer la viande de ses propres prises : « Les animaux que l’on a tués, on ne doit pas les manger soi-même ». De sorte que lorsqu’un homme arrive au campement, il partage le produit de sa chasse entre sa famille (femme et enfants) et les autres membres de la bande ; naturellement il ne goûtera pas à la viande préparée par son épouse (…) Le tabou sur le gibier apparaît donc comme l’acte fondateur de l’échange de nourriture chez les guayaki, c’est-à-dire comme un fondement de leur société elle-même (…) Nous voyons ainsi l’échange de gibier transformer (…), par son caractère contraignant, chaque chasseur individuel en relation » (La société contre l’Etat, Minuit p99)

Texte 4 : DURKHEIM

«Quand je m’acquitte de ma tâche, de frère, d’époux ou de citoyen, quand j’exécute les engagements que j’ai contractés, je remplis des devoirs qui sont définis, en dehors de moi et de mes actes, dans le droit et dans les mœurs (…)
Le système de signes dont je me sers pour exprimer ma pensée, le système de monnaies que j’emploie pour payer mes dettes, les instruments de crédit que j’utilise dans mes transactions commerciales, les pratiques suivies dans ma profession, etc., fonctionnent indépendamment des usages que j’en fais (…)
Non seulement ces types de pensée ou de conduites sont extérieurs à l’individu mais ils sont doués d’une puissance impérative et coercitive en vertu de laquelle ils s’imposent à lui, qu’ils le veuillent ou non. Sans doute, quand je m’y conforme de mon plein gré, cette coercition ne se fait pas ou se fait peu sentir, étant inutile. Mais elle n’en est pas moins un caractère intrinsèque de ces faits, et la preuve, c’est qu’elle s’affirme dès que je tente de résister. Si j’essaie de violer les règles du droit, elles réagissent contre moi de manière à empêcher mon acte s’il en est temps, ou à l’annuler et à le rétablir sous sa forme normale s’il est accompli et réparable, ou à me le faire expier s’il ne peut être réparé autrement  (…)
Dans d’autres cas la contrainte est moins violente ; elle ne se laisse pas d’exister. Si je ne me soumets pas aux conventions du monde, si en m’habillant, je ne tiens aucun compte des usages suivis dans mon pays et dans ma classe, le rire que je provoque, l’éloignement où l’on me tient, produisent, quoique d’une manière plus atténuée, les mêmes effets qu’une peine proprement dite. Ailleurs, la contrainte pour n’être qu’indirecte n’en est pas moins efficace : je ne suis pas obligé de parler français avec mes compatriotes, ni d’employer les monnaies légales ; mais il est impossible que je fasse autrement » Règles de la méthode sociologique, p3, 1895)

Texte 5 : GODBOUT

« Bien plutôt faut-il concevoir le don comme formant système, et ce système n’est rien d’autre que le système social en tant que tel. Le don constitue le système des relations proprement sociales en tant que celles-ci sont irréductibles aux relations d’intérêt économique ou de pouvoir.
Ce qui empêche de percevoir cette presque-évidence, c’est la manière dont la tradition de pensée de l’utilitarisme, dont nous dépendons tous, conduit à formuler les questions. Rappelons que pour elle le don n’existe pas parce que seul le don véritablement désintéressé  serait un vrai don et que le désintéressement est impossible. Ou encore le don authentique suppose un altruisme véritable. Or ceci est inconcevable parce que l’altruiste doit bien avoir un intérêt égoïste à être altruiste (…).
L’idée centrale qui inspire ce livre doit paraître maintenant assez simple. Elle n’est autre que l’hypothèse selon laquelle le désir (drive) de donner est aussi important pour comprendre l’espèce humaine que celui de recevoir. Que donner, transmettre, rendre, que la compassion et la générosité sont aussi essentielles que prendre, s’approprier ou conserver, que l’envie et l’égoïsme. Ou encore que « l’appât du don » est aussi puissant ou plus que l’appaât du gain, et qu’il est donc tout aussi essentiel d’en élucider les règles que de connaître les lois du marché ou de la bureaucratie pour comprendre la société moderne (…)
Qualifions de don toute prestation de bien ou de service effectué, sans garantie de retour, en vue de créer, nourrir, ou recréer le lien social entre les personnes. Nous nous proposons de voir comment le don, ainsi caractérisé comme mode de circulation des biens au service du lien social, constitue un élément essentiel à toute société » L’esprit du don (p30/32) (la découverte 1995)

Texte 6 :

« Une des structures essentielles du don est la reconnaissance de la liberté des autres : le don est occasion (…) de transformer le donné en une autre création, bref en un autre don. Ainsi l’humanité ne se referme jamais sur soi, elle est toujours ouverte, car en aucun cas, elle ne se prend elle-même pour fin (…). Elle se réalise par-desus le marché. »
Sartre, Cahier pour une morale, 1983 cité par Godbout, Le don la dette et l’identité p81.

 

Christophe Goumaz