La paresse est-elle nécessaire ?

Cet exposé fait suite à la séance du café philo consacré à ce sujet. Il tente de mettre en perspective différents textes, et d'articuler plusieurs approches de la question, sans apporter de conclusion au débat.
Les textes, identifiés par une numérotation de 1 à 12, seront disponibles aux prochaines séances du café philo.

Cette question prend à première vue la forme d'une provocation, voire d'un trait d'humour noir. Le serveur du café Chez la Jeanne à qui j'ai porté le tract où était inscrit la question a marqué un temps de surprise…
Comment, en plein travail, quand les clients attendent et ne se gênent pas pour manifester leur mécontentement, comment envisager une "nécessité" de la paresse ?
Peut-être faudrait-il entendre dans cette question la manifestation d'un regret, l'effort fait par un chef d'entreprise pour s'accommoder d'un mal nécessaire. Si la paresse fait partie de l'ordre des choses, mieux vaut en être averti, mieux vaut s'en accommoder, plutôt que de friser l'infarctus en voulant mettre tout le monde au travail.
Mais non, il semble que la question conduise effrontément à envisager sans rire une valeur de la paresse, une vertu de paresse, un éloge de la paresse.
On pourrait tenter de sauver la bienséance en demandant si la paresse, bien que nuisible en elle-même, n'est pas "nécessaire"pour autre chose qu'elle-même, pour un bien qui pourrait en découler. A quelque chose, paresse est sûrement bonne …
Mais non, là encore, il faut se rendre à l'évidence : quand on demande si "la paresse est nécessaire", ce ne peut être que la paresse en elle-même, la fainéantise, le "ne rien foutre" pris absolument pour ce qu'ils sont… Parce qui si la paresse servait à quelque chose, ce ne serait certainement plus tout à fait la paresse…

L'enjeu est cependant de taille.
S'interroger sur la paresse, c'est bien sûr s'interroger sur le "travail", et sur le mérite qui lui est souvent associé. Si la paresse est "nécessaire", le travail ne l'est-il pas tout autant ? Pouvons-nous tenir ensemble ces deux nécessités ?
Faut-il choisir entre l'une et l'autre ? Mais a-t-on alors véritablement le choix ?
Ou faut-il les pratiquer alternativement ? Mais alors il ne s'agit plus véritablement de "nécessités", et l'une risque de dominer l'autre.
La question de la paresse nous conduit donc à nous interroger sur ce que nous mettons derrière le terme de "travail". Si nous nous engageons sur la voie d'un éloge de la paresse, c'est sans doute d'abord par réaction à l'égard d'un certain type de travail, à l'égard d'un travail aliéné, dont on ne perçoit plus la "nécessité" .

Nous examinerons donc si la paresse peut constituer une valeur par elle-même, en nous interrogeant sur ce terme et en proposant d'autres appellations peut-être plus valorisantes pour les alternatives au travail.
Nous tenterons ensuite de définir la notion travail, en la distinguant de la production industrielle souvent visée par l'éloge de la paresse.
Nous nous demanderons enfin si la paresse ne pourrait pas se révéler être une nécessité subie plus qu'une attitude choisie. L'évolution de la société industrielle vers un chômage permanent et sa confrontation à des limites écologiques peuvent faire apparaître la paresse comme une contrainte à laquelle l'éducation dominante ne nous prépare absolument pas.

A - L'éloge de la paresse

1 - La révolte contre le travail industriel

La thématique de l'éloge de la paresse est tributaire de la capacité des hommes à produire industriellement, en grande quantité et avec des efforts normalement limités les biens nécessaires à la vie.
Faire l'éloge de la paresse n'aurait aucun sens dans une économie de subsistance, où le travail de chacun est indispensable à la survie de tous. La paresse ne peut prend une valeur que pour des hommes qui pensent pouvoir subsister en travaillant peu, et qui se trouvent contraints de travailler sans réelle nécessité.
La société industrielle paraît reposer sur une absurdité : elle produit des biens avec abondance, et amène pourtant les hommes à travailler beaucoup plus que dans les sociétés d'Ancien régime. Il semble que l'homme se soit pris d'amour pour ses machines et cherche à les concurrencer dans l'effort, plutôt que de les faire travailler pour lui.
Plus le travail devient industriel, c'est-à-dire plus le producteur se trouve coupé de l'utilisateur du bien produit, plus le travail perd son sens. Il faut dès lors en faire un "devoir", et condamner la paresse, comme anti-sociale.
Pour mettre en évidence cette absurdité de la société industrielle il devient alors envisageable de un faire «l'éloge de l'oisiveté", et de revendiquer le "droit à la paresse", pour riposter à l'éloge du travail et de la revendication du "droit au travail".

1 et 2 - Lafargue. Le Droit à la paresse 1883
3 - Russell. Eloge de l'oisiveté 1935

Mais que mettre derrière de terme de paresse, utilisé par opposition au travail industriel ? Il existe plusieurs formes de travail, et également plusieurs formes de non travail, qui n'ont pas toutes la même valeur.

2 - L'envers du travail

Ne pas travailler peut d'abord consister à se reposer et à se restaurer après un travail, pour permettre de travailler à nouveau.
Entre le temps de travail et le temps de repos, peut également exister un temps de "divertissement", durant lequel aucune activité sérieuse ne peut être entreprise, et où l'on ne cherche qu'à "passer le temps", et à se "changer les idées".
Il s'agit là d'activités valant plus comme fuite du travail que par leur contenu propre.

3 - L'autre du travail

Une autre catégorie d'activité de non-travail peut être désigné par le terme général de "loisir".
Ce terme ne désigne pas seulement les distractions que nous connaissons, mais, au sens de l'otium latin et du schole grec, les activités qui ont leur raison d'être dans leur pratique même, et non pas dans le résultat auquel elles aboutissent. On peut y inclure le jeu, l'art, la pratique religieuse, la participation à la vie politique, la connaissance, la philosophie.
Ces activités ont longtemps été considérées comme les plus nobles parmi celle que l'homme pouvait accomplir, car elle l'arrachent au domaine de la nécessité vitale, pour l'ouvrir à la vie de l'esprit. La nécessité du loisir justifie l'esclavage aux yeux d'Aristote, le travail productif n'étant pas une activité véritablement humaine.
On comprend dès lors la déception de certains esprits nourris des valeurs de l'Antiquité devant l'acharnement des hommes à se rendre esclaves des machines, au lieu de leur confier les tâches nécessaires à la subsistance et de développer massivement le loisir.

L'éloge de la paresse me paraît recouvrir plus un éloge du loisir, au sens antique du terme plus qu'un éloge de l'inaction. Le loisir est indiscutablement nécessaire, car il n'est autre que le bonheur, la fin ultime de toutes les actions que nous pouvons entreprendre.
Si le travail est nécessaire comme condition de la subsistance, le loisir est nécessaire absolument, comme fin ultime de l'existence.

4 - Russell. Eloge de l'oisiveté 1935
5 - Rousseau Rêverie du promeneur solitaire, Ve promenade
6 - Méda Le travail, une valeur en voie de disparition, sur Aristote.

Faut-il pourtant enlever toute valeur au travail ?
Il serait abusif de n'entendre par "travail" que le seul travail industriel. L'effort nécessaire à la subsistance ne peut être isolé de la culture, de la sociabilité, et de l'humanisation de l'homme.
Ne doit-on pas également concevoir la paresse non pas comme une provocation revendicative, mais comme une réelle défaillance, un manquement de l'homme à l'égard de lui-même et des autres.

B- Le travail, essence de l'homme

1 - Approche psychologique : la paresse témoigne d'une incapacité à concilier principe de réalité et principe de plaisir

Selon la théorie psychanalytique, le Moi a à concilier, entre autres, les exigences du "ça", instance des désirs, aveugle aux conditions de leur réalisation, et les exigences de la réalité. L'histoire des Trois petits cochons montre comment l'enfant, en s'identifiant successivement à chaque petit cochon, peut progresser dans cette conciliation, et accroître par là son plaisir.

7- Bettelheim Psychanalyse des contes de fées. Les trois petits cochons.

2- Approche morale : l'accession à l'autonomie réclame une rupture avec le confort que nous procure la dépendance à l'égard des tuteurs de toute sorte

La paresse s'oppose ici au courage nécessaire dans certaines circonstances pour mettre en œuvre les valeurs morales et politiques, auquel nous pouvons croire sans être toujours capable de les défendre.

8- Kant Réponse à la question : qu'est-ce que les lumières ?

3 - Approche anthropologique : c'est par le travail que l'homme s'arrache à l'animalité

Le travail, dans son essence, est un effort de l'homme pour transformer la nature selon un projet préalablement conçu. Là où l'animal agit par instinct, l'homme agit par liberté, et prend conscience de lui-même dans l'effort qui lui est nécessaire pour vaincre la résistance de la nature.
La conscience de soi se forme par un processus dialectique de confrontation à la nature, processus qui définit, pour Hegel, puis pour Marx, le travail.
Tout éloge de la "paresse" ne peut alors valoir que comme revendication d'une diminution du temps de travail, et non comme remise en question de la valeur intrinsèque du travail.

9 - Marx, Le Capital, Livre I.
10 - Méda Le travail, une valeur en voie de disparition, sur Marx.

L'éloge de la paresse se trouve donc contrebalancé par l'affirmation de la nécessité humaine du travail, d'une part pour la subsistance, mais également pour le développement des potentialités propres à l'homme qu'il permet.

Cependant, cet éloge du travail se trouve confronté à une contradiction dans le cadre des sociétés industrielles : si le travail est une valeur, la mise en œuvre massive de cette valeur ne peut tendre qu'à raréfier le travail lui-même. Définir l'homme par le travail suppose que le besoin de travail soit sans limite. Or, par leur réussite même, les sociétés industrielles, capitalistes ou collectivistes, se trouvent confrontée à deux limites :

C - La crise du travail peut-elle nous contraindre à une paresse de masse ?

1 - "Une société de travailleurs sans travail". Arendt.

Le travail n'est pas uniquement la mise en œuvre d'un ensemble de moyens visant une production. Il est en même temps une valeur, un principe d'éducation, la mesure la plus commune du mérite.
Sommes-nous prêts, dès lors, au-delà de la part de provocation que comporte l'éloge de la paresse, à nous passer massivement de travail ?
Il s'agit là, selon Arendt d'une véritable crise de civilisation.

2 - "Désenchanter le travail" Méda.

Dans une optique similaire, Dominique Méda constate que le lien social des sociétés industrielles s'est progressivement concentré autour du travail. Nous comptons sur le "travail", confondu avec "l'emploi", pour décider des mérites et des gratifications de chacun, ainsi que du plein accès à la solidarité sociale.
Devant la crise des emplois industriels, nous sommes amenés à appeler "travail" un nombre toujours plus grand d'activités non-productives. Il est urgent de "désenchanter le travail", c'est-à-dire de renoncer à lui faire jouer une place central dans le fonctionnement social, et de restaurer la légitimité de la décision politique.

11 - Arendt La condition de l'homme moderne.
12 - Méda Le travail, une valeur en voie de disparition.

Olivier MARET, novembre 2007